Le chercheur Frédéric Martel publie « Smart » (Stock), un passionnant voyage dans les capitales du numérique, de la Silicon Valley à l’Afrique du Sud. Il montre que la mondialisation ne se traduit pas par une uniformisation. Au contraire, « l’Internet global n’existe pas et n’existera pas ».
Le Point : Pourquoi est-ce important d’aller sur le terrain pour mieux comprendre Internet ?
Frédéric Martel : Nous vivons avec l’idée qu’internet est global, identique partout. Or, il est partout différent. Les conversations numériques sont toutes singulières. En enquêtant sur le terrain dans une cinquantaine de pays, j’ai constaté que le numérique était très fragmenté, très territorialisé ; que sa dimension globale était très limitée. C’est la thèse principale de ce livre Smart et c’est pourquoi je parle des « internets » au pluriel et avec un « i » minuscule. On ne peut pas comprendre le web depuis son seul ordinateur. A l’idéologie et aux chiffres déversés par les géants du net, il faut opposer l’enquête de terrain.
Comment expliquer la méfiance des élites par rapport au numérique ?
Le numérique est par nature anxiogène car il rebat toutes les cartes. La peur qu’il suscite est donc légitime. Mais je ne souscris pas aux visions pessimistes comme celle d’Alain Finkielkraut. Non, internet ne menace pas notre identité, notre langue ni notre culture. Il peut même les nourrir, les conforter. Et cette méfiance ne vient pas seulement des élites, elle vient aussi des peuples. Or, internet peut redonner du pouvoir aux individus, et rendre la vie, les objets, la ville plus intelligente, plus « smart », ce qui explique le titre de ce livre. En 2025, on estime que 7 milliards de personnes seront connectées, contre 2,7 milliards aujourd’hui. Une autre géopolitique d’internet se dessine.
Se rapproche-t-on d’un village mondial ?
C’est la vision du patron de Google ! A l’entendre, les frontières seraient dépassées, les régulations nationales obsolètes, l’homogénéisation des cultures en marche. Cette enquête démontre exactement le contraire. En même temps, si les contenus sont locaux, les réseaux sociaux et les outils sont encore trop américains. Cela pose le problème de leur régulation et la question de la reterritorialisation des données. Aux États-Unis, on craint une « balkanisation » d’internet, expression à la mode ; or je montre qu’internet c’est déjà la fragmentation. Il faut saluer les Américains lorsqu’ils privilégient le premier amendement de leur Constitution (le « free speech »), mais il faut leur reprocher d’oublier le quatrième, celui de la protection de la vie privée (« privacy).
Ce média global ne tend donc pas vers l’uniformisation ?
La thèse de Smart c’est justement que l’internet global n’existe pas – et n’existera pas. La révolution numérique ne se traduit pas, du moins pas principalement, par une globalisation tous azimuts. Les conversations digitales s’inscrivent dans des « sphères conversationnelles fragmentées ». Contrairement à notre intuition, les contenus ne voyagent pas facilement sur internet. Certes, les Indiens utilisent massivement Facebook mais c’est pour communiquer entre Indiens, même lorsqu’ils vivent aux États-Unis ! Les « internets émergents » sont l’autre révélation de mon enquête : Flipkart en Inde, Vkontakte en Russie, ou encore Taringa en Argentine ou Orkut au Brésil. Un autre internet non américain émerge. Sans parler de la Chine qui compte désormais davantage d’internautes que l’Europe et les États-Unis réunis, et a créé ses propres champions : Renren, qui est un clone de Facebook, Youku celui de YouTube, mais aussi Weibo pour Twitter ou encore Baidu pour Google.
Pendant ce temps là, on a un peu l’impression que l’Europe regarde passer les trains ?
C’est vrai ! Google a 86 % de parts de marché dans l’Europe à 28. Où sont nos champions ? Le français Meetic a été racheté par un américain, l’estonien Skype a rejoint Microsoft qui a aussi mis la main sur Nokia. Le français PriceMinister est passé sous pavillon japonais. Les données personnelles des Européens sont estimées à un trésor de 315 milliards de dollars pour 2012. Il n’y a guère de politique européenne industrielle de contenus et on a l’impression qu’à Bruxelles le terme « régulation » est devenu un gros mot.
Pourquoi est ce problématique ?
En fait, le Luxembourg et l’Irlande deviennent les portes d’entrées en Europe de la culture dérégulée. Les géants du net y ont établi leurs sièges européens pour profiter d’une fiscalité favorable. Et Netflix compte se diffuser en France depuis le Luxembourg. L’économie de marché, c’est bien ; mais encore faut-il que la concurrence soit juste. Il faut aussi lutter contre les abus de position dominante.
N’est-il pas déjà trop tard pour définir des positions communes ?
Plutôt que de se contenter de décliner avec les déclinologues, nous devons jouer de nos atouts. Avec un marché européen de 500 millions de consommateurs, nous sommes un géant économique attractif et des moyens de pression. Nous sommes également en avance dans la création d’applications, la sécurité, les moteurs de recherche verticaux, la musique en streaming ou le cloud. Nous sommes surtout puissants dans les contenus. José-Manuel Barroso plaidait pour une « renaissance européenne » mais elle n’existera pas sans une « e-renaissance » européenne.
La France peut-elle s’en sortir en réinventant le modèle de la Silicon Valley ?
Tout le monde aujourd’hui veut réinventer la Silicon Valley ! Partout, j’ai visité des projets de « smart cities » : dans le froid de Russie avec Skolkovo, dans la Savane du Kenya avec Konza City, dans le désert avec la Dubaï Internet City et même dans les fjords de Helsinki ! Mais ce qui marche est singulier : Porto Digital au Brésil ou la « start-up nation » israélienne. Il ne suffit pas de faire des clones, il faut inventer. L’Amérique est un modèle et notre internet restera ancré dans le camp occidental. Mais Smart est un travail de démystification qui montre que nous pouvons reprendre le contrôle sur le numérique – et sur nos vies. Internet n’est ni bon, ni mauvais en soi : il dépend de ce que nous en ferons.
Propos recueillis par Guillaume Grallet
(Le Point, 18 avril 2014)