Ce texte constitue la nouvelle préface de Sodoma dans la nouvelle édition de poche (éd. Pocket, 2020).
Au philosophe Jacques Maritain venu le supplier de ne pas publier son livre sur l’homosexualité, le célèbre écrivain français André Gide – un protestant – a répondu : « Les catholiques n’aiment pas la vérité ». Et le prix Nobel de littérature de publier néanmoins avec courage son petit traité Corydon. C’était en 1923.
Un siècle plus tard, en 2019, il semble que les Catholiques n’aiment toujours pas la vérité ! Pour certains théologiens, prêtres et journalistes vaticanistes, je n’aurais pas dû, moi non plus, publier Sodoma (le livre est diffusé en anglais sous le titre In the Closet of the Vatican). Et comme Gide, je persiste et je signe. Non seulement ce livre méritait de paraître mais il devait l’être, selon moi, sous la forme d’un grand reportage, un ouvrage de « narrative non fiction » avec, précisément, le mode d’écriture que j’ai choisi, le seul permettant de décrire une réalité trop longtemps dissimulée.
Le succès considérable, inespéré et inédit du livre dans plus d’une cinquantaine de pays – huit traductions, une dizaine d’autres en cours –, « plus de 300.000 exemplaires déjà vendus » (selon L’Obs), confirment aussi l’opportunité de cette publication. C’est dire qu’il arrivait à l’heure juste. Mais surtout ceci : seul le souci de « la vérité des faits » m’anime. Cette exigence de vérité n’a cessé de me guider tout au long de l’écriture de Sodoma ; je ne doute pas qu’elle rejoigne l’exigence de vérité qu’appelle de ses vœux le pape François.
Comme je l’ai découvert en enquêtant pour ce livre, et comme certaines critiques déshonnêtes l’ont confirmé involontairement, l’Eglise en tant qu’institution est une organisation qui évoque toujours obsessionnellement la « Vérité » – et ne la pratique presque jamais. Par certains aspects, comme l’atteste l’immense scandale de « cover up » sur les abus sexuels, l’Église en tant qu’institution a longtemps été une organisation du mensonge (en Amérique latine certains n’hésitent plus à employer l’expression d’ « organisation de crime organisée » en raison de sa protection collective des crimes sexuels).
J’ai cité la philosophe Hannah Arendt dans mon livre. Pour elle, « quand une communauté se lance dans le mensonge organisé », « quand tout le monde ment sur tout ce qui est important » en permanence, quand on a « tendance à transformer le fait en opinion » et à refuser les « vérités de fait », le résultat est que l’on détruit « la réalité du monde commun ».
Telle est la situation actuelle de l’institution catholique. Son déni de l’homosexualité généralisée de ses membres, son « omerta » sur l’échec du célibat et de la chasteté des prêtres, sa sous-estimation de leur grave immaturité sexuelle, et sa « couverture » organisée des abus sexuels la mènent inexorablement à une impasse.
A l’image de la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’Église est en train de brûler et menace de s’effondrer de toutes parts, triste métaphore bien réelle, déjà, de l’effondrement moral et symbolique du catholicisme dans son ensemble. Mais pour rebâtir, il va falloir tout reprendre à partir des fondations. Pour survivre et retrouver sa légitimité, l’Église est désormais contrainte de faire ce que j’ai appelé : un « aggiornamento intégral ».
Contents
- 1 Répondre à mes contradicteurs sincères et à quelques autres malhonnêtes
- 2 A l’origine du projet « Sodoma »
- 3 Des sources innombrables et fiables
- 4 L’écrivain d’aujourd’hui est un « digital writer »
- 5 De la subversion par le style
- 6 La question des abus sexuels
- 7 Les vaticanistes sont de faux journalistes
Répondre à mes contradicteurs sincères et à quelques autres malhonnêtes
Depuis sa sortie, fin février 2019, Sodoma fut largement discuté. Des centaines d’articles et de blogs ont paru – dont plus d’une centaine de « unes » de médias à travers le monde, dont une majorité en Amérique latine. Certaines recensions étaient excessivement sévères (dans la presse américaine d’extrême droite par exemple) et d’autres dithyrambiques (Andrew Sullivan dans le New York Magazine, James Alison sur ABC, Sir Diarmaid MacCulloch dans The Times par exemple).
L’article de l’ancien maître des dominicains, Timothy Radcliffe « The Carnaval is over », dans The Tablet, était quant à lui équilibré et bienveillant, tout comme ceux d’autres jésuites et franciscains. J’ai donné plusieurs centaines d’interviews et le livre, N°1 des ventes en France pendant plus de deux mois, figure ou a figuré dans les best-sellers d’une vingtaine de pays, dont la célèbre New York Times best-seller list – ce qui a fait dire à un journaliste que « Sodoma est probablement le livre le plus discuté sur la religion jamais écrit par un Français ». Au vrai, je n’aurais pas pu rêver d’un tel succès ni d’un si grand retentissement pour ce livre. « Une bombe à fragmentations multiples», a titré un critique.
Avant même sa parution, le livre a suscité de longs commentaires approfondis de plus d’une dizaine de théologiens américains de tout premier plan (projet Syndicate). D’autres intellectuels ou vaticanistes ont fait leur propre recensions par la suite dans d’innombrables journaux, parfois de manière argumentée, d’autre fois de façon plus désinvolte. Cet article vise donc à répondre aux critiques et aux textes les plus sérieux tout en élargissant mon point de vue à la réception plus générale du livre. Je me concentrerai en priorité sur le monde anglo-saxon, car le nombre d’articles dans les autres langues, par exemple en espagnol, est si vaste qu’il ne m’est pas possible de les traiter globalement. Et, je me limiterai à six points, faute de pouvoir tout embrasser : les origines du projet ; les sources du livre ; son style ; la question des abus sexuels ; le nécessaire « aggiornamento intégral » de l’Église ; enfin le rôle un peu spécial des vaticanistes dans la réception de Sodoma.
Si je veux répondre ici à quelques critiques sévères, je n’oublie pas les innombrables articles positifs, et souvent élogieux, qui ont été consacrés à ce livre (une sélection ici). Le journal Le Point a consacré sa « une » et une douzaine de pages à mon livre, très largement favorables.
En Amérique latine, le livre suscite actuellement des débats dans la plupart des grands journaux, en particulier au Chili, en Colombie et au Mexique. En Pologne, Sodoma est en tête des ventes et a contribué également à un débat très vif lancé par le quotidien Gazeta Wyborcza qui lui a consacré plusieurs articles longs et positifs. Au Portugal, aux Pays-Bas, au Royaume Uni et en Australie, le livre a été très longuement débattu, presque toujours positivement. Et même en Italie, des journaux comme Il Fatto Quotidiano, MicroMega, La Repubblica, Manifesto, 24 hora, Vanity Fair Italy, ou le site Fan Page ont contribué au succès de l’ouvrage, en dépit de la censure organisée par les vaticaniste, sur laquelle je vais revenir plus loin.
Des lecteurs m’adressent également par dizaines, chaque jour, des messages de soutien, souvent pour me raconter leur vie cabossée de prêtre gay ou leur existence de catholique culpabilisé par l’Eglise. Des lettres souvent bouleversantes qui me touchent profondément. C’est pour tous ceux-là que je suis fier d’avoir écrit Sodoma. Je leur dédie cet article.
A l’origine du projet « Sodoma »
La question qui, pour commencer, me paraît la plus importante est celle-ci : pourquoi un tel livre n’a-t-il jamais été écrit et publié ? Certains historiens ont traité la question homosexuelle dans l’Église, au premier rang desquels le célèbre historien John Boswell avec Christianity, Social Tolerance and Homosexuality. De nombreux autres ouvrages ont été publiés sur le thème de la foi dans ses rapports à l’homosexualité ou sur la vie particulière de prêtres gays (je pense à ceux de Richard Sipe ou de Marco Politi, parmi beaucoup d’autres). Quant à la question des abus sexuels dans l’Église – et bien que ce soit un tout autre sujet –, elle a également été largement traitée.
Mais ces auteurs, aussi méritants soient-ils, se bornaient à décrire des situations singulières ou « irrégulières ». Ils s’attaquaient à des brebis égarées ou dénonçaient des abus mais ils ne remettaient pas en cause le modèle lui-même. Étude qualitative plus que quantitative, mon livre est différent du leur en cela qu’il se concentre sur le cœur du système. A partir d’une enquête de terrain de quatre années, menée en immersion au Vatican et dans une trentaine de pays – c’est un livre qui incarne à mes yeux une nouvelle forme de « journalisme d’immersion » –, il m’est apparu que l’homosexualité au sein de l’Eglise était un phénomène structurel, systématique et généralisé.
La rigidité de l’Eglise sur la morale sexuelle et son homophobie obsessionnelle s’expliquent essentiellement, selon moi, par la sexualité « intrinsèquement désordonnée » de la plupart de ses prélats – voilà ma principale conclusion. Ce qui n’était qu’une hypothèse au départ m’a été confirmée par l’enquête et des centaines de témoignages et, plus récemment, par les innombrables lettres et messages reçus. Ceux qui prêchent l’abstinence avant le mariage, refusent le divorce, interdisent l’homosexualité et culpabilisent les croyants pour leurs mœurs sont en fait les plus hypocrites. Ils pratiquent en secret ce qu’ils dénoncent en public.
En répondant à cette question de savoir pourquoi ce livre n’avait jamais été écrit, je crois donc qu’on fait tomber déjà les principales critiques adressées à mon livre. Le prêtre bénédictin italien Luigi Gioia souligne dans sa recension de l’ouvrage que toutes les tentatives précédentes de mettre à jour l’homosexualisation du clergé ont échoué faute de preuves. On s’est toujours limité à pointer du doigt quelques individus, à les « outer », faute de pouvoir analyser le système d’ensemble.
Or, réclamer des preuves concrètes de l’homosexualité de la majorité des cardinaux s’est se condamner, dès le départ, à l’échec car, même lorsqu’on dispose de ces preuves (ce qui est mon cas pour nombre d’entre eux), la loi interdit de révéler leur vie privée et la déontologie journalistique, la mienne en tout cas, de les « outer ». Cette exigence de « preuves », outre qu’elle est très naïve, contraint le chercheur et le journaliste au silence. Elle nous prive d’une clé de compréhension générale du système.
Nous pouvons très bien disposer d’informations fiables, de documents écrits et de témoignages de première main – je les ai – mais il est impossible de les produire légalement. Réclamer la publication de preuves, c’est par conséquent encourager durablement le mensonge et peut-être le « cover-up » sur les abus sexuels (j’y reviendrai).
Un écrivain n’est pas un juge. Il n’est pas là pour sanctionner, mais pour décrire la réalité. « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre », aimait à dire George Orwell. La réalité de la double-vie généralisée du Vatican ne doit plus être dissimulée car – et la plupart de mes critiques semblent étrangement ignorer ce point capital : l’homosexualité n’est plus désormais ni un crime, ni un délit ! Elle est un fait de société et la mise à jour de cette explication sociologique centrale du fonctionnement de l’Église n’a rien de honteux ni de scandaleux. C’est une vérité de fait.
En fin de compte, y-avait-il une autre solution pour raconter Sodoma que d’emprunter la voie de l’enquête en immersion et de la « narrative non fiction », d’utiliser un style propre et des techniques d’enquêtes originales ? La fiction ne me paraissait pas une option tenable pour ce livre, bien qu’elle eut facilité sa rédaction, et le journalisme traditionnel non plus. Ceux qui me reprochent ces options devraient peut-être convenir qu’une autre méthode journalistique et un autre style n’ont pas encore fait leur preuve pour raconter « the closet ».
A mes yeux, on ne peut rien comprendre au Vatican sans la clé de lecture homosexuelle, comme le pape François nous l’a d’ailleurs suggéré. Ceux qui prétendent parler de l’Église catholique en négligeant sa dimension intrinsèquement homosexuelle sont condamnés à se tromper durablement dans leur analyse. Je les plains sincèrement car ils continueront longtemps à être aveugle sur les causes profondes des scandales et à aller de désillusion en désillusion.
Un tel livre ne pouvait dont pas être l’œuvre d’un simple vaticaniste : si un de ceux là s’y était risqué, il aurait perdu son « job ». Un italien aurait eu, lui aussi, des problèmes avec son éditeur ou son patron de presse, tant le sujet reste tabou en Italie. Un hétérosexuel n’aurait pas disposé des codes ni de réseaux pour mener à bien son enquête. Voilà pourquoi ce livre est écrit par un Français, non vaticaniste et qui n’est pas catholique.
Il fallait donc qu’il soit signé par un « outsider » de l’Eglise (comme le rappelle Brian Flanagan dans son article) – mais pas un outsider de la question homosexuelle. Brian Flanagan ajoute : « C’est un livre qui ne pouvait être écrit que par une personne extérieure à l’Eglise catholique, précisément parce qu’il refuse certains des euphémismes et des non-dits qui sont naturels pour un insider de l’Église. En cela, c’est un livre qui n’est pas généreux [charitable] pour l’Eglise et qui n’a pu être écrit que par une personne qui respecte l’Eglise mais qui n’a pas d’amour pour elle, et pas de désir de la protéger ou de protéger ses membres du scandale ». Flanagan a raison ici. Je n’ai aucun amour pour l’Église. Je n’écris pas pour les croyants, ni pour les théologiens. Je suis un journaliste laïque et un chercheur animé seulement par l’amour des vérités de faits.
La philosophe Hannah Arendt l’a rappelé dans sa célèbre réponse à Gershom Scholem qui lui reprochait de ne pas avoir d’ « amour pour le peuple juif » après son récit « Eichmann à Jérusalem » dans le New Yorker: « Vous avez parfaitement raison : je ne suis pas animée par aucun “amour” de ce type et cela pour deux raisons. De ma vie, je n’ai jamais “aimé” aucun peuple, ni aucune collectivité, ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni quoi que ce soit de semblable. Je reconnais que je n’aime en effet que mes amis ; et que la seule sorte d’amour que je connaisse et en laquelle je crois est l’amour pour des personnes. De plus, cet “amour des Juifs” m’apparaîtrait, à moi qui suis juive, comme assez suspect. Je ne peux m’aimer moi-même ou aimer quoi que ce soit dont je sache qu’il fait partie de moi. (…) C’est en ce sens que je n’ “aime” pas les Juifs et je ne “crois” pas non plus en eux. Je suis seulement l’une des leurs, voilà tout, de manière évidente, et cela ne se discute pas ». Cette réponse célèbre me guide souvent dans mon rapport à « ma » communauté, qu’elle soit catholique par le baptême (bien que je ne me sente en rien « esclave de mon baptême ») ou homosexuelle.
Faut-il oublier aussi – je l’ai répété plusieurs fois dans le livre et dans de nombreuses interviews – que le fait qu’un cardinal, un évêque ou un prêtre soit activement gay ne me pose, personnellement, aucun problème. Je pense même que cette réalité devrait être reconnue par l’Eglise tant elle est générale et qu’elle devrait être une option de vie des prêtres, parmi d’autres, puisque c’est déjà si massivement le cas. Et que l’homosexualité est légale en droit (ce qui importe bien plus dans une démocratie que ce que pense l’Eglise) !
Tous ceux qui, par naïveté ou par calcul, dénoncent un livre qui serait fait de « rumeurs » et d’ « insinuations » pour essayer de le discréditer sont donc dans une impasse fondamentale ; ils savent que la réalité est difficile à appréhender, dans ce domaine, et qu’un livre avec « des preuves » ne pourra jamais exister. C’est le principe même d’une telle enquête qui, en fait, les dérange non pas son modèle journalistique ou son style ; ils savent que tout ce que je décris dans Sodoma est vrai (ils me l’ont presque tous dit et répété « off the record »), mais ils préfèrent nier la réalité pour protéger le secret de l’Église.
Du coup, c’est l’existence même du livre qui les perturbe profondément, ce qui explique que, la plupart du temps, ces critiques n’ont même pas pris soin de le lire avant de le critiquer ! Dans sa recension, le catholique Michael Sean Winter écrit explicitement, au mépris de la déontologie la plus élémentaire, qu’il ne se sent pas obligé de lire l’ouvrage pour en rendre compte ! (Comble du ridicule, il pointe même des erreurs factuelles dans le livre qui n’en sont pas ou des oublis qui sont… longuement développés ailleurs dans le livre !). De leurs côtés, le vaticaniste conservateur Matteo Matzuzzi, le jésuite James Martin, l’activiste Frank Bruni, ou le jeune journaliste Chico Harlan ne semblent pas non plus l’avoir beaucoup lu, tant ils décrivent un livre qui n’a strictement aucun rapport avec le mien !
Ces critiques nient donc l’ouvrage par principe, non pas pour ce qu’il contient. Ils ne veulent pas entendre les faits : soit parce qu’ils ne croient pas à ma thèse – pour les plus honnêtes d’entre eux – ; soit parce qu’ils la connaissent trop bien et veulent, par intérêt particulier, éviter que l’un des plus grands secrets du Vatican durant les cinquante dernières années soit enfin révélé.
Souvent, les critiques les plus sévères à mon égard sont d’ailleurs des prêtres gays ou des vaticanistes homosexuels qui, à force de déni et de double-vie, se sont persuadés depuis si longtemps qu’il valait mieux préserver le secret d’ensemble du système par crainte que leur propre vie privée soit dévoilée. Je comprends sincèrement leur état d’esprit. Dans leur malheur, ils ont trouvé une certaine stabilité qu’ils redoutent de perdre. Ainsi s’explique, pour une part, les réactions à mon livre mais aussi, et pour les mêmes raisons, les attaques virulentes contre le pape François. Lui aussi a compris « le » secret et croit à la nécessité de changer les règles du jeu.
Le problème, c’est que, désormais, les scandales massifs des abus sexuels de l’Église ne peuvent se comprendre – et ne peuvent donc être corrigés – sans que soit révélé le lien complexe que cette culture du secret et ce « cover up » généralisé entretiennent avec l’homosexualité. Je vais revenir sur ce point.
En fin de compte, comme le théologien James Alison l’a suggéré : « Dire d’un tel livre qu’il n’est basé que sur des rumeurs [mere gossip] peut aussi contribuer au cover-up. Tous ceux qui ont traité comme rumeur les affaires d’abus sexuels par le passé ont, de fait, contribué à leur cover-up ». Rejeter mon livre au nom des « insinuations », de l’ « innuendo » (« insinuation » en anglais) et du « gossip » revient donc à entretenir un « mensonge d’État » et, d’une certaine façon, laisser se perpétuer une crise dont on ne veut comprendre ni les racines, ni les causes. Or, le pape François nous a invité en 2018, à son retour du Chili, à « trouver les racines et les structures qui ont permis que ces évènements se produisent et se perpétuent ». A ma façon, je réponds à son appel.
Des sources innombrables et fiables
Si je me suis lancé dans ce projet, moi qui n’étais ni italien, ni vaticaniste, ni même croyant, c’est d’abord parce que j’ai eu accès au Vatican, dès le début de mon enquête, à des sources fiables, récurrentes, concordantes, qui, toutes, pointaient dans la même direction. Une somme de « signaux faibles » qui m’ont permis, à partir d’hypothèses innovantes, de changer entièrement la manière d’approcher et de comprendre l’histoire récente de l’Église.
Au regard du nombre et de la récurrence de ces sources, il faut être de bien mauvaise foi pour affirmer que ce livre ne reposerait que sur des insinuations, voire des ragots. Et d’ailleurs comment comprendre sinon l’impact qu’il a eu à travers le monde dans des dizaines de pays ? Si l’analyse était fausse, pourquoi le livre a-t-il été une déflagration d’une ampleur aussi inédite au sein de l’Église ? Pourquoi a-t-il changé, à ce point, les termes du débat dans les médias du monde entier ? Pourquoi, sinon parce qu’il vient confirmer ce que tous les témoins, tous les vaticanistes et toutes les personnes suffisamment informées savaient.
Le livre, en réalité, ne repose pas sur une seule rumeur, pas une seule insinuation ni « innuendo », pas sur un seul ragot. J’ai publié plus de 300 pages de sources en ligne, incluant plus de 2 000 documents d’archives, rapports de police ou de justice, articles de presse dument cités et la liste des ouvrages consultés. Le moindre fait présenté dans Sodoma est corroboré par des notes – parfois un fait peut avoir jusqu’à 50 sources en référence – et c’est une méthode éditoriale moderne que de publier en ligne ses sources afin d’avoir suffisamment d’espaces pour les détailler.
Ainsi, j’utilise dans l’ouvrage d’innombrables documents inédits de grande fiabilité : par exemple, sur la guerre menée par le Vatican contre la dépénalisation de l’homosexualité à l’ONU ou le rejet des unions civiles, je me nourris de plus d’une centaine de télégrammes diplomatiques confidentiels dont je détiens une copie, sans les avoir publiés – ce qui serait illégal –, pour m’en servir constamment. Je pourrais les produire en cas de contestation ou de droit de réponse.
De même, j’ai consulté d’innombrables documents judiciaires provenant des audiences et longues investigations des policiers issus des minutes de milliers de procès pour abus sexuels. Ainsi, par exemple, le procès du cardinal Barbarin en France, celui des affaires chiliennes, bostoniennes et irlandaises, celui du cardinal Pell en Australie : dans certains documents judiciaires que m’ont fourni les avocats des victimes apparaissent des indications sur l’homosexualité des prélats et des cardinaux qui ont couvert ces abus. En général, je ne cite pas ces documents directement dans le texte, afin de ne pas « outer » des cardinaux vivants, mais je dispose de ces informations fiables qui me permettent d’écrire mon texte avec beaucoup de précisions.
En Italie, je me suis servi également des minutes de plusieurs procès déterminants comme ceux de Mgr Cesare Burgazzi, du laïc de la Conférence épiscopale italienne Dino Boffo ou encore du prêtre aventurier Francesco Camaldo. (C’est à partir de sources policières et judiciaires que je peux également raconter les affaires de prostitution des cardinaux La Mongolfiera et Platinette, dans l’entourage immédiat de Jean-Paul II, à partir d’enregistrements téléphoniques effectués par la police italienne).
J’ai pu écrire les chapitres sur le Chili, la Colombie ou l’Argentine, grâce à un autre type de sources primaires : les archives déclassifiées du Département d’État américain. En effet, du fait du soutien apporté par les États-Unis à certaines dictatures latino-américaines, et en premier lieu au général Pinochet, des dizaines de milliers de documents officiels ont été déclassifiés récemment. Des informations sensibles de Sodoma proviennent de ces dizaines de milliers de sources publiques que nous avons lues minutieusement.
Voilà pourquoi le livre a pu être discuté sérieusement au Chili par de nombreux journalistes et chercheurs à propos des liens entre le dictateur Pinochet, le futur cardinal Angelo Sodano et le prêtre pédophile Karadima ; voilà pourquoi il suscite un intense débat en Colombie au sujet de l’homosexualité du cardinal Alfonso Lopez Trujillo, de son hostilité maladive à l’égard de la Théologie de la libération et de ses liens avec les paramilitaires ; voilà aussi pourquoi la question de la protection du pédophile Marcial Maciel par l’épiscopat mexicain et par le Vatican a pu être soulevée dans de nombreux articles de la presse mexicaine ; sans oublier les débats innombrables que le livre suscite sur Cuba, le Brésil ou encore la conférence épiscopale espagnole post-franquiste. Susie Hayward dans sa recension reconnaît le sérieux du livre et de mes révélations qui entremêlent l’extrémisme politique, la corruption économique, le cléricalisme et l’homosexualité et elle affirme avoir été choquée par leur « magnitude ». Si, comme elle, nombre de mes critiques avaient lu ces pages, ils n’auraient jamais pu écrire, sauf à se ridiculiser, que je ne disposais pas de preuves, ni de sources ! Mais la vie intellectuelle est ainsi faite que ceux qui jugent souvent des livres s’appuient généralement sur des impressions et sur des avis de seconde main, par dilettantisme, intérêt idéologique ou manque de professionnalisme – presque jamais sur le livre lui-même.
En France, certains critiques du livre se sont focalisées sur le cas du philosophe Jacques Maritain. On connait l’influence considérable de ce penseur français sur le catholicisme en général et sur Vatican II en particulier. J’évoque à son sujet un « code » fondé sur l’homophilie, ou le concept d’ « amour-d’amitié », dont bon nombre de cardinaux se seraient servis pour dissimuler leur mode de vie. Homophile sublimé ou réprimé, Maritain s’est marié mais il a passé un pacte secret de chasteté avec sa femme, resté longtemps secret. Ils n’ont pas eu d’enfants. Je n’ai jamais pensé que leur relation ne reposait pas sur un amour sincère et profond. Toutefois, la question de l’homosexualité se pose au sujet de Maritain.
Un maître de conférence, Florian Michel, m’accuse d’avoir attenté à la mémoire du philosophe Maritain en le créditant d’homophile – comme si l’homosexualité était encore un délit ! Il me fait grief de ne pas intégrer les sources les plus récentes (alors qu’elles figurent pourtant dans ma bibliographie ainsi que des sources inédites !). Au prix d’erreurs factuelles graves, de contre-vérités, et en s’appuyant sur un article d’un doctorant qui n’a pas encore soutenu sa thèse, Florian Michel nie avec la plus grande véhémence l’homosexualité de Maritain – sans aucune preuve bien évidemment (il nie également l’aventurisme sexuel et l’homosexualité active de Julien Green, un débat qui sera clos définitivement cet automne avec la publication du Journal intégral de Green, non censuré, dans la collection Bouquins.)
Sur le cas Maritain, ces spécialistes auto-désignés oublient juste de rappeler la correspondance inédite de Maritain, que je cite : elle compte plus de 175 lettres d’amour avec son jeune amoureux de l’époque Ernest Psichari (l’homosexualité active de ce dernier est établie de manière certaine). En voici des extraits qui donnent un sentiment de vertige : « Je sens que nos deux inconnus se pénètrent doucement, timidement, lentement », écrit Maritain ; « Ernest, tu es mon ami. Toi seul » ; « Tes yeux sont des phares splendescents (sic). Tes cheveux sont une forêt vierge, pleine de chuchotements et de baisers » ; « Je t’aime, je vis, je pense à toi » ; « C’est en toi, en toi seul que je vis » ; « Tu es l’Apollon (…). Veux-tu partir avec moi vers l’Orient, là-bas, dans l’Inde ? Nous serons seuls dans un désert » ; « Je t’aime, je t’embrasse » ; « Tes lettres, mon bijou, me font un plaisir infini et je les relis sans cesse. Je suis amoureux de chacune de tes lettres, de tes a, de tes d, de tes n et de tes r ».
La biographie définitive de Maritain, signée par Jean-Luc Barré, ne laisse guère de doute, elle non plus, sur les inclinations du philosophe et son obsession irrationnelle pour le sujet, même s’il a pu rester chaste, comme je l’ai rappelé, après sa grande passion amoureuse avec Psichiari. L’homosexualité n’étant plus aujourd’hui un délit ou un crime, en quoi cette révélation sur la vie intime de Maritain constituerait-elle un scandale, une honte ou une insulte à sa mémoire ? En rejoignant ainsi la longue liste des écrivains homosexuels – d’André Gide à François Mauriac, en passant par Julien Green, Jean Cocteau, Raymond Radiguet ou Maurice Sachs, avec lesquels il correspondait en s’intéressant obsessionnellement à l’homosexualité –, Maritain gagne en humanité. Sa vie intime s’éclaire d’un nouveau jour. La volonté de nier cette réalité s’inscrit dans une démarche qui est, en fait, à mes yeux, intrinsèquement homophobe.
Une autre source déterminante de Sodoma provient, bien sûr, des témoignages des cardinaux et des prélats. J’ai interviewé plus de 1 500 personnes sur le terrain dans une trentaine de pays, dont 41 cardinaux, 52 évêques et monsignori, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs étrangers, et plus de deux cents prêtres et séminaristes. Tous ces entretiens ont eu lieu en face à face (aucun par téléphone ni e-mail) et la plupart ont été enregistrés ou se sont déroulés en présence d’un de mes collaborateurs (j’ai travaillé avec près de 80 « researcheurs », traducteurs, fixeurs, dont les noms figurent dans le livre ainsi qu’en ligne). Depuis quand un témoignage enregistré, fait devant un témoin, ne pourrait-il pas être considéré comme une source fiable ? Si cette hypothèse était vraie, il n’y aurait plus ni journalisme, ni sociologie, ni aucune investigation, et plus de police et de justice non plus ! J’ai donc des sources, innombrables, recoupées – et tous ceux qui nient cela sont dans le déni. (Précisons ici que je n’ai reçu aucun droit de réponse d’un quelconque cardinal ou évêque : le seul démenti indirect et évasif émane du cardinal Gerhard Müller qui a laissé entendre, dans un bref entretien au site ultra-conservateur américain lifesitenews, que j’étais venu le voir une seule fois quelques minutes sous un faux prétexte, à savoir mon souci de retrouver la foi à ses côtés ! Le cardinal allemand Müller ment ici de manière éhontée et cela est facile à prouver : j’ai eu deux longs entretiens avec lui, enregistrés, confirmés par écrit par son secrétariat, dans lequel ma condition de journaliste et d’écrivain était explicitement mentionnée ; en outre, il a lui-même confirmé ses citations par un email, après les avoir relues ! Si un cardinal peut mentir aussi bêtement ne doit-on pas craindre qu’il mente sur bien d’autres éléments de sa vie privée, quels qu’ils soient, ou sur les abus sexuels qu’il a eu à connaître ? Je suis stupéfait par le caractère grossier d’un démenti aussi grotesque et sur le peu de prix qu’un cardinal de la curie romaine accorde à des vérités de faits aussi banales. Et non, je suis athée et je n’ai jamais eu l’intention de retrouver la foi, surtout pas avec un rigide homophobe super-menteur comme l’ultra-conservateur cardinal Müller !)
On m’a également reproché d’avoir été informé par des « prêtres gays » du Vatican. C’est exact : je ne l’ai jamais nié. Mes 28 sources « primaires » sont en effet des homosexuels de la curie romaine, prêtres ou laïcs, qui vivent et travaillent chaque jour à l’intérieur du Saint-Siège. Trois personnes « hôtes » m’ont même permises de vivre à l’intérieur du Vatican. Mais j’ai également bénéficié d’autres réseaux pour nourrir mon enquête : celui des cardinaux et des évêques français, celui des prélats américains et sud-américains, enfin le réseau des prêtres de la conférence épiscopale italienne.
Un dernier mot quant aux sources. Mes contradicteurs ont l’air d’ignorer qu’il existe des problèmes légaux quand on aborde un tel sujet. Comme je le précise à la fin du livre, en indiquant leurs noms, je me suis entouré de quatorze avocats pour mener à bien la rédaction de Sodoma. Un esprit un peu curieux aurait pu se douter que certaines preuves tangibles ne pouvaient pas être publiées. En France, en Italie, aux États-Unis, au Royaume Uni, et ailleurs, le droit est ainsi fait que révéler l’homosexualité d’une personne, même si on en a la preuve, est susceptible d’être considéré comme une atteinte à la vie privée. Mais ce n’est pas seulement un problème légal, c’est aussi un problème moral. J’ai fait le choix de pas « outer » des cardinaux ou des prêtres vivants ; je revendique ce choix et m’y suis tenu (Timothy Radcliffe a défendu le livre dans sa recension, notamment pour cette raison). En fin de compte, je préfère être accusé d’« insinuations » que de commettre des « outings ».
J’aimerais conclure cette question des « sources » en défendant ici un système d’investigation fondée sur l’intuition et l’expérience personnelle que j’appelle le « gaydar ». L’usage de cette méthode d’enquête a pu susciter une certaine ironie chez des hétérosexuels qui ne connaissent rien ni à l’homosexualité ni à l’Eglise. J’admet, bien volontiers, le manque de scientificité d’un tel « gaydar » mais je le défends pour sa fiabilité réelle, ce qu’un hétérosexuel non initié ne pourra jamais comprendre (comme le reconnaît dans sa critique Jeff Guhin). En outre, je n’ai jamais prétendu écrire un livre académique : Sodoma est une enquête journalistique sérieuse et mon « gaydar » un outil pour me permettre de comprendre l’homosexualité au Vatican. Car, comme le savent bien les lecteurs de Marcel Proust ou d’André Gide, lorsque l’on est en présence d’un cardinal gay, à la manière dont nous échangeons, dont il me regarde, dont j’épie ses mouvements et ses gestes, je peux savoir sans trop me tromper s’il est homosexuel ou pas ! Et après tout, mon « gaydar » a plutôt bien fonctionné puisqu’il m’a permis d’identifier des prélats homosexuels (tel l’ambassadeur du pape à Paris, Mgr Luigi Ventura), avant que leur homosexualité ne soit révélée à l’occasion de certains scandales récents. Et si je laisse entendre, par exemple, que deux importants cardinaux français de Jean-Paul II étaient activement homosexuels, c’est que je suis certain de moi compte tenu de mes relations avec eux (je connais le nom de plusieurs des amants du premier et je dispose d’un témoignage de première main d’un jeune militant catholique qui a été dragué activement et explicitement, à plusieurs reprises, par le second).
Les sources de mon livre sont donc multiples, fiables, sérieuses et recoupées. On peut y ajouter les témoignages de médecins, nommément cités, pour la partie sur la prévalence du sida au Vatican ; ceux de policiers italiens pour mon récit sur plusieurs « affaires » ; ou encore d’une soixantaine d’interviews avec des prostitués à Rome (généralement réalisées en présence de travailleurs sociaux ou de traducteurs), pour le chapitre sur la sexualité des prêtres catholiques et de leurs escorts migrants musulmans.
On peut bien sûr discuter de telle source, de tel fait ou de telle interprétation. Mais je suis certain à 100 % de ma grille de lecture et de mes analyses d’ensemble sur la nature structurellement homosexualisée de l’Église.
L’écrivain d’aujourd’hui est un « digital writer »
Pour un journaliste et un écrivain, le numérique est un changement considérable dans la manière d’enquêter et de travailler. Au cours de mon enquête, j’ai utilisé ces nouveaux outils numériques régulièrement : au départ, j’ai loué des appartements sur Airbnb à Rome pour garder une certaine discrétion ; j’ai contacté des prêtres sur LinkedIn ou Facebook ; j’ai conservé d’importants documents ou enregistrements sur Pocket, Wunderlist ou Voice Record, et j’ai échangé secrètement avec beaucoup de mes sources via Skype, Signal, WhatsApp ou Telegram.
Lorsque j’évoque la prostitution dans les résidences du Vatican, je dispose de plusieurs vidéos explicites où l’on voit les escorts y entrer avec leur client (mais bien sûr je ne révèle pas les noms des monsignori concernés, qui se seront néanmoins probablement reconnus). Lorsque j’évoque l’homosexualité de tel archevêque ou tel maître de cérémonies, je dispose de dizaines de messages whatsapp de drague explicite de sa part… Un cardinal de langue allemande m’a dragué en allant jusqu’à poser sa main sur ma cuisse : c’était audacieux mais inoffensif, je n’ai pas été abusé par lui ; mais pour moi, il s’agit à tout le moins d’une preuve… Un archevêque français m’a, à plusieurs reprises, touché les parties intimes ; je l’ai repoussé sagement, car je suis adulte et je sais me défendre, mais c’est encore une preuve que je crois assez explicite. L’une des figures les plus connues parmi les proches assistants d’un des deux derniers papes m’a également proposé à plusieurs reprises par SMS de le rejoindre sous la douche ! J’ai conservé de nombreuses preuves de ce type, par devers moi, sans les citer. Aurait-on préféré que je « oute » leurs auteurs ? Qu’aurait-on dit si j’avais décrit ces scènes et mentionné les noms ? Je préfère ici que l’on me reproche de m’en être tenu à des « insinuations » plutôt que d’avoir livré mes preuves.
Beaucoup d’éléments irréfutables m’ont été également fournis par des techniques numériques nouvelles. Comme Grindr pour mesurer l’intensité de la drague homosexuelle à l’intérieur du Vatican : il nous a suffit de deux smartphones positionnés des deux côtés du petit État catholique pour identifier, avec une marge d’erreur extrêmement faible, la localisation et le nombre de gays. Via les comptes Facebook, Google + ou LinkedIn de certains évêques et prêtres, qui, le plus souvent, connaissent mal les règles de confidentialité de ces réseaux sociaux et laissent visible leur liste d’amis, j’ai été en mesure de déterminer leur mode de vie. Il suffit ainsi de scruter leur compte public à partir de celui d’un homosexuel bien introduit dans la communauté gay de Rome, pour déterminer à partir des « amis en commun », avec une quasi-certitude, si le prêtre est gay ou pas. Sans qu’une « timeline » ne contienne le moindre message homosexuel, le fonctionnement de Facebook les trahit presque automatiquement.
Sur Twitter, Instagram, Google+ ou LinkedIn, on peut faire le même type de recherche tout à fait légalement. Grâce à des outils professionnels comme Brandwatch, KB Crawl ou Maltego, on peut analyser l’ensemble des contenus « sociaux » d’un prêtre, ses amis, les infos qu’il a aimées, partagées ou postées et même voir apparaître ses différents comptes liés (parfois sous des identités différentes). J’ai utilisé ce type de logiciel très performant qui permet de créer des arborescences générales et des graphes de toutes les interactions d’une personne sur les réseaux sociaux à partir des informations publiques qu’il laisse sur le web. Le résultat est impressionnant : le profil complet de la personne émerge à partir des milliers de données qu’elle a communiquées elle-même sur les réseaux, sans même s’en souvenir. Dans la majorité des cas, si cette personne est homosexuelle, cette information apparaît avec une faible marge d’erreur. Pour échapper à ce type d’outil, il faut avoir à ce point compartimenté sa vie, en utilisant des réseaux séparés et en n’ayant jamais partagé avec ses amis la moindre information personnelle, que c’en est presque impossible. Voilà pourquoi la vie sexuelle de la très grande majorité des prêtres ne pourra plus rester secrète à l’avenir. Le numérique a changé la donne pour toujours et le journaliste d’investigation deviendra, lui-même, à l’avenir, un véritable « digital writer ».
De la subversion par le style
Certains critiques m’ont reproché mon style trop « fleuri », trop « queeny » ou mon « campy humor » ; certains ont décrié mes descriptions « catty » ou même « bitchy » ; d’autres encore ont évoqué un exemple de « queer studies » ; d’autres enfin ont critiqué la nature subversive de ce style. C’est leur droit le plus absolu mais c’est aussi le mien de choisir mon style.
« L’ironie, le ton mélodramique et le style ‘camp’ ne sont pas incompatibles avec la vérité », explique Brian Flanagan, dans son article, en me défendant. De même, Luigi Gioia affirme : « le secret de l’homosexualité du Vatican était tellement profond qu’il fallait un style et une stratégie rhétorique spécifique pour la percer ». Ils ont tous les deux raisons.
Car depuis quand le style serait-il contradictoire avec le sens ? Faut-il qu’un livre sur la religion soit écrit avec les euphémismes ringards, le ton morne et l’ennui insupportable qui définit en principe le genre (voir les livres imbitables et réactionnaires de Rod Dreher qui n’ont eu aucun succès à l’étranger, ce qui expliquerait-il sa jalousie à mon égard !) ? Si j’avais à réécrire mon livre, je n’en changerai pas le style : je lui conserverai ses descriptions, ses références à la culture et aux arts, ses citations littéraires et, bien sûr, l’évocation des robes longues cardinalices, les concours de cappa magna ou les dialogues, dignes de soap operas télévisés, murmurés par des cardinaux obsédés par la dissimulation de leur homosexualité. Le livre devait donc s’imposer par son écriture.
Sodoma est un grand puzzle contre-intuitif : j’accumule minutieusement des pièces, je les ajuste les unes aux autres, je décris patiemment tout ce que je vois, avant que le « code de Sodoma » apparaisse au grand jour à la fin du livre ; et le puzzle est achevé ! Un chapitre, une histoire, une situation ne suffisent pas à comprendre le système ; c’est l’accumulation, l’effet cumulatif, qui font le livre et en délivrent le secret. Voilà pourquoi, si j’avais à refaire cet ouvrage, je lui garderai son style gayissimo. Pour une autre raison aussi : le Vatican est, à mes yeux, une organisation à dominante gay ; pour la décrire, il est donc naturel d’employer les termes même de la « subculture gay ».
Sean Larsen ajoute : « Martel écrit comme un gay qui décrit ses relations avec d’autres gays et il utilise le langage que les gays utilisent entre eux quand ils parlent les uns des autres ». Il a raison. Car ce qui me fascine, c’est, d’une part, la verticalité de l’Eglise, sa nature « top-down », cette obéissance hiérarchique totale et, d’autre part, la prévalence de l’homosexualité dans ce système, qui est, elle, horizontale : cette verticalité et cette horizontalité s’entrechoquent brutalement et bien des secrets du Vatican ou nombre de dysfonctionnements de l’Eglise, sont le produit de cette incroyable disruption.
On m’a reproché également d’avoir caricaturé le cardinal américain Raymond Burke : mais c’est lui la caricature ! Je n’ai fait que me conformer au sujet ! Je ne me livre pas à un « trafic de stétéotypes gays » (James Martin) : je décris ce que je vois et que Martin connaît aussi bien que moi. Raymond Burke est une de ces figures qui dénaturent le catholicisme : une créature efféminée ultra-conservatrice qui critique la féminisation de l’Eglise et qui est, à mes yeux, profondément risible. Ceux qui le défendent ne servent pas l’Église : ils valorisent le pastiche et le toc. Il n’y a jamais aucune fiction dans mon livre, seulement des faits, aussi ridicules soient-ils !
Ceux qui, pour la même raison, trouvent excessive ma description homo-érotique de la consécration épiscopale de Georg Gänswein par Benoît XVI (ils insistent sur le fait que je n’ai pas dû voir beaucoup de cérémonies de ce type, ce qui est vrai) devraient se poser la question : si une telle fête est à la fois si banale et si homo-érotique, n’est-ce pas une preuve de plus que l’Eglise est largement homosexualisée ?
Aux yeux de mes contradicteurs, on ne pourrait donc pas se moquer de l’Église ! On ne peut pas en rire ! Mais je suis Français et chez nous critiquer l’Eglise est un des principes de la « laïcité » – et fort heureusement un sport national. Nous sommes les enfants de Rabelais, de Voltaire, de Rousseau et de Rimbaud. Critiquer l’Église est, en France, un droit constitutionnel et personne ne peut prétendre nous le retirer.
Comme je plains ces critiques jésuites scrogneugneux et narcissiques qui n’aiment pas l’humour ! Qu’ils sont ennuyeux à mes yeux ! Billy Joel avait l’habitude de chanter : “I would rather laugh with the sinners / Than cry with the saints / Sinners are much more fun” !
Sean Larsen me défend en revendiquant « the art of satire ». Il a raison, mais à une condition : l’humour, l’ironie, la satire doivent aller de pair avec la recherche de la vérité. Le style est libre dans la « narrative non fiction » et je revendique mon esprit « camp », mais il doit s’appuyer sur des faits irréprochables. Et en outre, comme le disait Jean Cocteau dans Le Coq et l’Harlequin : « Le tact dans l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. » Telle est la question qui pouvait me tarauder, non pas celle de devoir obéir aux conventions stylistiques et aux euphémismes habituels de vaticanistes obsolètes !
Beaucoup ont pointé également « l’ambiguïté du genre » de Sodoma, « mi-journalisme à la Bob Woodward, mi-sociologie à la Alexis de Tocqueville, mi-page six du New York Post » (je reprends ici les formules de Brian Flanagan dans sa recension). Je revendique cette ambivalence qui constitue un style mixte, mais personne de sérieux ne peut prétendre qu’il s’apparente à un journal tabloïd !
Plus sincères dans leurs jugements, certains journalistes regrettent le style du livre parce qu’il aurait contribué à alimenter certaines attaques. Je ne partage pas cette analyse. Lorsqu’on entreprend d’écrire un ouvrage comme Sodoma on sait, dès le départ, trois choses : la première c’est qu’on ne pourra pas tout écrire, même lorsqu’on détiendra des preuves précises ; la deuxième, c’est qu’on ne pourra pas tout comprendre, tant les intrigues vaticanes sont complexes, enchevêtrées, contre-intuitives, même pour le spécialiste ; la troisième, c’est que quel que soit le sérieux du livre, ses références ou son style, le livre sera attaqué jusque dans son principe.
En réalité, un tel ouvrage n’a jamais été critiqué pour son style ou pour ses sources : il a été dénoncé, dès le départ, pour son objet même. Et il l’aurait été de toute façon, quelle que fut son écriture. Je le savais dès le départ et je dois dire que j’ai été finalement surpris par la médiocrité des critiques et leur relative modération.
A l’inverse, il est clair à mes yeux que le style de ce livre, original et complexe, a participé de son succès. Les livres sur la religion sont généralement ésotériques, très mal écrits ou d’un ennui abyssal (voir les livres de Robert Sarah par exemple). Au contraire, on a souvent noté les pages littéraires de Sodoma : la scène du parapluie « rainbow » ; les longues descriptions de l’appartement du cardinal Burke ; le récit extravagant de la consécration épiscopale de Georg Gänswein ; la description du « portail » de la Casa del Clero etc. On a souligné mon usage de la prétérition. On a salué l’emploi de pseudonymes exclusivement inspirés de personnages d’André Gide. On a cherché à savoir quel était le fameux « livre blanc », dont je parle à plusieurs reprises. On a aussi défendu l’usage décalé des citations d’Arthur Rimbaud (« le Poète » dans le livre, toutes référencées sur le site). Dans sa recension, Brian Flanagan reconnaît l’efficacité de ce style littéraire et distingue subtilement (en reprenant un passage de mon livre sur le cardinal Ratzinger) le portrait réaliste à la Velásquez et le portrait « brouillé, flou et perturbé » à la Francis Bacon. Je ne suis pourtant ni dans la fiction, ni dans la littérature. Je fais de la « narrative non fiction » ; pas de la peinture abstraite ! Chaque page de mon livre, chacune de ses lignes repose sur des faits documentés.
Le choix des mots était également précis et crucial à mes yeux. Ainsi, j’ai employé des termes et des expressions tels : « homophile», « unstraight », « questioning », « pratiquant », « homosocialité », « friendly », « fluide », « mondain », « ithyphallique », « closeted », « compagnon de route », « être de la paroisse », « rigide », « versatile », « anti-physique », « camp», « liturgy queen », « placardisé », « bromance », « inclination », « garçonnade », « répliquant », « avatar », « mauvaiseté » – autant de codes qui ont tous leurs significations propres, complexes, et souvent réservés aux lecteurs vigilants et initiés de ce livre.
Je reconnais néanmoins que plusieurs de ces mots, ou quelques formules « campy » ou citations de Rimbaud, étaient difficiles à traduire. Parfois, certaines formules subtiles en français passent mal dans d’autres langues. Aux sources de certaines incompréhensions de mon livre, il y a pu avoir quelques problèmes de traduction. Ainsi, la version anglaise, qui a été faite par un seul traducteur trop rapidement (à titre comparatif les traductions polonaise ou allemande ont chacune été confiées à quatre traducteurs) contient plusieurs erreurs factuelles, des fautes d’orthographe sur des noms propres ou des erreurs de dates (Jeff Guhin, qui s’est référé à l’original pour vérifier certaines erreurs de la version anglaise confirme qu’elles ne se trouvent pas dans la version française). Ces fautes anormales seront bien sûr corrigées dans l’édition anglaise en paperback.
Y-avait-il, quant au style, une autre alternative ? Peut-être. Mais le fait que personne n’ait encore réussi à traiter un tel sujet tendrait à prouver qu’il fallait d’abord trouver un style original pour pouvoir révéler au grand jour le secret du Vatican.
La question des abus sexuels
Certains critiques m’ont reproché la date de publication de mon livre, paru au moment du sommet sur les abus sexuels. Cette critique est injuste pour trois raisons. Lorsque j’ai débuté mon enquête, il y a presque cinq ans, j’étais loin d’imaginer qu’un tel sommet puisse un jour se tenir. Le livre devait paraître à l’automne 2018 et il a été retardé du fait des nombreuses traductions, sa publication globale simultanée ayant été privilégiée. Sa parution en février 2019 n’avait pas été anticipée. En outre, les scandales sur les abus sexuels dans l’Église sont à ce point fréquents (affaire chilienne, affaire McCarrick, affaire Pell, affaire Barbarin, scandale Vigano) que cette coïncidence avec l’actualité des abus était inévitable quelle que soit la date de parution.
Mais il y a une raison plus grave qui justifie d’avoir publié ce livre lors de ce sommet inédit : je regrette de devoir écrire cela, mais il est clair que mon livre apporte la clé d’explication la plus substantielle et la plus nouvelle à la plupart des affaires d’abus sexuels. Pourquoi ?
Il n’y a évidemment aucun lien entre l’homosexualité et les abus sexuels en général. A travers le monde, les études existantes confirment que la majorité de ces affaires ont lieu au sein des familles hétérosexuelles, des écoles ou du monde professionnel « hétérosexuel » ; la plupart des victimes sont des filles ou des femmes. Cela s’explique aisément par le fait qu’il y a, dans des proportions incomparables, plus d’hétérosexuels que d’homosexuels à travers le monde.
Toutefois, dans l’Eglise catholique, il y a une particularité essentielle que révèlent les statistiques sur les abus sexuels. Selon la conférence des évêques américains ou les résultats de l’enquête Spotlight, entre 80 et 85 % des victimes de prêtres seraient des garçons mineurs ou des hommes majeurs, par exemple des séminaristes. Dans l’Église, la majorité des abus sexuels sont donc bien d’ordre homosexuel. (Je ne suis pas le premier à établir ce point, comme le rappelle Brian Flanagan dans son article : Richard Sipe, Mark Jordan, Donald Cozzens ou James Alison l’ont déjà fait, avec pertinence, avant moi).
Cela ne veut pas dire, encore une fois, que ces actes sont la conséquence de l’homosexualité. La plupart du temps, les prêtres concernés ont une sexualité particulièrement immature, pathologique, maladive et schizophrénique, une sexualité refoulée, niée, et ils mentent aux autres et parfois se mentent à eux-mêmes. (Dans son étude, malheureusement fondée sur des échantillons trop réduits, l’ancien prêtre et sociologue Richard Sipe montrait que 50 % des prêtres qu’il a interrogés avaient une sexualité active – qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle –, 10 % étaient fidèles à leur vœu de chasteté et 40 % étaient immatures et en grande difficulté quant à leur sexualité).
Je suis d’accord avec ceux qui pensent, comme Susie Hayward que la pédophilie, lorsqu’il s’agit de victimes de moins de 15 ans, est à ce point pathologique qu’elle n’a aucun rapport avec l’homosexualité en tant que telle, y compris lorsque ces enfants sont de sexe masculin. Le plus souvent, elle n’est pas vraiment liée à une orientation sexuelle spécifique mais à un comportement pathologique criminel général. Toutefois, il faut noter qu’un nombre important des abus perpétrés dans l’Eglise concernent des adolescents de 15-18 ans, de jeunes adultes ou des séminaristes majeurs. Dans ces cas-là, il peut s’agir d’une homosexualité mal assumée et trop longtemps réprimée, ou, au contraire, d’une homosexualité obsessionnellement active (il semble que ce fut le cas du cardinal McCarrick, du cardinal López Trujillo ou de l’archevêque et nonce Luigi Ventura).
Mais il y a plus. Au-delà des causes individuelles de ces abus, forcément complexes et multiples, il y a un phénomène collectif – et c’est pourquoi l’Église doit assumer ici sa responsabilité. Des dizaines de milliers de prêtres (5 948 aux États-Unis, 1 880 en Australie, 1 670 en Allemagne, 800 aux Pays-Bas, 500 en Belgique, 250 au Chili etc.) sont aujourd’hui soupçonnés, accusés ou dénoncés pour de tels actes. Les sociologues savent, depuis l’étude fondatrice de Durkheim sur le suicide, que derrière des comportements individuels massifs et répétés, se cache souvent un phénomène sociologique collectif. Certes, ces prêtres abuseurs sont les premiers responsables et les premiers coupables. Mais ils sont aussi le produit d’un système.
Le mensonge sur la sexualité des prêtres, la dissimulation de l’homosexualité refoulée ou active de la majorité du clergé et le « cover up » organisé de ces mensonges contribuent à la réplication des abus. Les scandales des pédophiles criminels Marcial Maciel au Mexique ou Fernando Karadima au Chili n’auraient pas pris une telle ampleur si l’Église, qui en a été précocement informée, avait condamné à temps les coupables. Au lieu de quoi, ils ont été protégés pendant plusieurs décennies en connaissance de cause. (Mes révélations sur le rôle général dans ce système de l’assistant particulier de Jean-Paul II, Mgr Stanislaw Dziwisz, et sur celui de l’ancien secrétaire d’État, Mgr Angelo Sodano, sont ici décisives, comme l’ont souligné des dizaines d’articles en Amérique latine.)
L’homosexualité n’a donc pas un lien direct avec les abus sexuels, mais elle explique pour une large part le système de « cover up ». La grande majorité des cardinaux et des évêques qui ont protégé les prêtres pédophiles sont eux-mêmes homosexuels ; terrorisés par l’idée que leur secret intime puisse être révélé, ils ont eu peur du scandale, de la médiatisation et des procès. Comme de nombreux chercheurs honnêtes l’ont rappelé (Sean Larsen, Timothy Radcliffe, James Alison, Luigi Gioia), cette démonstration est l’un des apports les plus substantiels de mon livre.
En vivant à Rome et jusque dans plusieurs appartements à l’intérieur du Vatican, j’ai découvert que les prêtres et les cardinaux qui étaient fidèles à leur vœu de chasteté étaient en réalité plutôt rares. Au Vatican, les prêtres draguent activement – comme tout le monde –, ils vivent fréquemment avec un boyfriend et les abus, agressions et chantages sexuels sont monnaie courante (ce scandale interne, au sein du clergé, finira bien par être révélé, lui aussi). L’idée du « loyal celibate priest » avancée par James Martin est assez généralement une fiction ; et il n’est pas surprenant que nombre de vaticanistes ou de prêtres qui ont recensés mon livre contestent, comme Martin, et pour des raisons tout aussi idéologiques, cette réalité. C’est beaucoup d’hypocrisies car les mêmes, lorsque je les rencontrais off the record, étaient les premiers à me parler d’une homosexualité massivement active au Vatican et à « outer » beaucoup de cardinaux !
Les prêtres gays seraient donc chastes ! Quel conte de fée ! J’ai pu constater qu’au Vatican, jésuites, franciscains et dominicains sont bien peu nombreux à rester fidèles à leur vœu de chasteté et je ne les blâme pas pour cela. Des activistes comme Michael Sean Winter ou le jésuite James Martin (rejoints d’ailleurs par le silencieux jesuite Antonio Spadaro, un porte-parole officieux du pape et un propagandiste de ses idées, grand maître de la langue de bois), qui m’ont reproché dans leurs recensions malhonnêtes mes analyses sur la sexualité des prêtres, ne le savent-ils pas ? En fait, ils entretiennent cette fiction pour nourrir leur projet politique dans l’espoir d’obtenir pour ces prêtres, en raison de leur supposée chasteté, une meilleure intégration dans l’Eglise. Je comprends la logique mais c’est encore une fois fonder une stratégie politique à la fois sur un mensonge et sur une erreur d’analyse. Eux aussi, faute de remettre en question tout le système, sont dans une impasse. Et les prêtres qu’ils prétendent protéger sont deux fois victimes de ce mensonge : une première fois parce qu’ils sont culpabilisés de ne pas être chastes ; une seconde fois parce qu’ils doivent mentir aux autres et cacher leur si fréquente double-vie.
Bien sûr, il existe des prêtres gays chastes. J’en connais ! Mais il serait honnête de dire qu’ils sont une minorité et que, lorsqu’ils existent, et le sont rarement sur une vie entière, ils demeurent parfois dans des frustrations et des refoulements « intrinsèquement désordonnés ». La source de tous les scandales, c’est la chasteté – pas l’homosexualité ! Des dizaines de prêtres gays m’ont confessé tout cela (de manière générale, les prêtres gays parlaient avec moi assez facilement de leur homosexualité, mais les cardinaux gays me parlaient essentiellement de l’homosexualité des autres…).
Ne serait-il pas temps de reconnaître l’échec général de la chasteté et du célibat des prêtres, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels ? Ne serait il pas urgent de rappeler, comme tout le monde le sait désormais, que la chasteté est profondément contre-nature et, souvent, la source de graves problèmes pathologiques ? D’ailleurs, c’est une invention tardive et apocryphe : le Nouveau Testament laisse le choix et le célibat n’y est pas imposé. Enfin, n’est-il pas temps de rendre possible l’ordination des femmes et le mariage des prêtres et ce d’autant plus que ces règles archaïques et misogynes ne reposent, elles non plus, sur aucune base sérieuse dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament ?
A mes yeux, James Martin est un prêtre du double-langage car il n’est pas un journaliste ni un intellectuel crédible. D’ailleurs, il figure officiellement dans l’organigramme du Vatican comme « consulteur » pour le dicastère chargé de la communication du Saint Siège. De même, Michael Sean Winter est un vaticaniste talentueux mais il contribue à la distorsion de la vérité lorsque celle-ci ne correspond pas à son agenda politique : il lit les faits en fonction de ce qui est bon ou pas pour le pape François. Il ne fallait donc pas s’étonner que Martin et Sean Winter (et jusqu’à Antonio Spadaro dans ses « messes basses » avec les journalistes et surtout avec son réseau international de journaux jésuites) aient repris ou diffusés les éléments de langage officiels contre mon livre. Ils n’ont par profession ni le souci des faits, comme les journalistes, ni le souci de la sincérité des analyses, comme les intellectuels. La vérité n’est pas leur priorité.
Cessons donc de culpabiliser les prêtres homosexuels en prétendant mensongèrement les contraindre à la chasteté ! Même les dizaines de cardinaux qui, au Vatican, tiennent à ce que ces règles absurdes perdurent vivent avec leurs amants, alors pourquoi continuer à mentir ?
De son côté, Maeve Heaney suggère dans sa critique que la répression de l’homosexualité et la misogynie vont de pair au Vatican. Je confirme ce point et je pense avec elle que l’une des solutions aux problèmes de l’Eglise passe par l’inclusion des femmes dans toutes les institutions de l’Eglise. Je pense même qu’il faut aller plus loin en autorisant, je l’ai dit, l’ordination des femmes et le mariage des prêtres. Mais c’est à l’Eglise de faire ces choix ; je ne suis pas catholique et je me garderai bien de donner des consignes à une institution qui connaît parfaitement la gravité exceptionnelle de la situation.
Je suis persuadé, comme tout le monde, que ces réformes de bons sens arriveront tôt ou tard. Les prêtres anglicans intégrés au catholicisme sont mariés, comme à 55 % les prêtres maronites, reconnus par Rome. L’interprétation de la doctrine a toujours été très souple et ce que l’Église fait, elle peut le défaire : c’est une règle millénaire.
Quant à l’homosexualité, elle n’est plus un délit ni un crime : elle est légale dans la plupart des pays démocratiques (ce que semble encore ignorer le jésuite Gilles Mongeau). L’Eglise doit reconnaître cet état du droit et cesser d’entretenir la confusion entre homosexualité et abus sexuels comme ce fut durablement le cas sous Jean-Paul II ou Benoît XVI et dans tant d’encycliques, bulles et autre catéchisme.
Reste la question de savoir si mon livre pouvait susciter un effet « boomerang » et se retourner contre ma propre thèse (on emploie l’expression « friendly fire » en anglais). Certains critiques quelque peu désinvoltes (James Martin, Frank Bruni, Jeff Guhin) se sont inquiétés que l’extrême droite puisse utiliser Sodoma à des fins homophobes. S’il est vrai que cette possibilité devait être prise au sérieux (certains articles publiés avant la parution du livre ont pu le laisser craindre), il se trouve que, pour finir, ce ne fut pas le cas. Pourquoi ? Il suffisait à Martin, Bruni ou Guhin de lire le second chapitre de mon livre pour avoir la réponse. Ma principale conclusion est, en effet, que les cardinaux les plus conservateurs et extrémistes de droite, les plus homophobes aussi, sont en fait les plus fréquemment homophiles ou homosexuels. « Prejudices without pride », pour paraphraser Jane Austen ! Voilà pourquoi cet ouvrage n’avait aucune chance d’être utilisé par l’extrême droite – et ne l’a pas été. Tout au contraire, les plus virulentes critiques sont venues de la droite ultra-conservatrice américaine comme je m’y attendais.
Dans sa recension, Travis LaCouter s’étonne d’ailleurs de ces critiques à mon égard. Ayant lu le livre, lui au moins, il constate que celui-ci « est bien moins sensationnaliste que la presse aimerait le faire croire ». C’est aussi l’avis du célèbre historien des religions d’Oxford Diarmaid MacCulloch dans sa critique du Times : « Tous les soutiens de l’Église catholique doivent prendre au sérieux le message de ce livre, surtout que depuis sa publication l’histoire s’est répétée ! ».
Beaucoup de commentateurs m’ont soupçonné d’obéir à un agenda LGBT secret, voire d’avoir bénéficié du soutien actif du pape François lui-même (le saint-père, a-t-on suggéré, aurait facilité mon enquête jusqu’à me permettre de vivre à l’intérieur du Vatican) ! Rien de tout cela n’est vrai, bien sûr, et pour une simple raison : je ne cherche pas à réformer l’Eglise, ni à la changer. Le métier de l’écrivain, du chercheur ou du journaliste, est de décrire une réalité et de tenter d’écrire un bon livre, fiable, sérieux et basé uniquement sur des faits confirmés. Tel était ma seule ambition. Même si je pense qu’il reste beaucoup de choses à réformer dans le fonctionnement de l’Eglise si on veut conjurer son obsolescence programmée.
Les vaticanistes sont de faux journalistes
Je ne peux manquer pour finir de m’intéresser à une catégorie un peu spéciale de journalistes qui ont parfois tendance à trahir les règles de leur profession : les vaticanistes.
L’Italie est ce pays un peu étrange où des détenteurs de carte de presse professionnelle peuvent écrire indirectement sous les ordres du Vatican. Les « vaticanistes » sont considérés comme l’élite du journalisme en Italie : ils sont pour moi un véritable scandale !
Chaque pays, bien sûr, a ses préjugés. Les Américains croient qu’ils ont pour mission de sauver le monde ; les Français pensent que leur modèle républicain est plus égalitaire et que leur École nationale d’administration en est un bon exemple ; les Italiens croient que leurs vaticanistes disent la vérité ! A chacun ses impasses et ses leures !
Un vaticaniste a comme spécialité de rendre compte régulièrement de la vie du Vatican. Comme dans toute profession, il y en a de remarquables (je pense par exemple aux italiens Marco Politi, Emiliano Fittipaldi, Carlo Tecce ou Gianluigi Nuzzi, au mexicain Bernardo Barranco ou encore à la française Cécile Chambraud qui tous ont su garder leur indépendance). Il y en a d’autres qui, obsédés par un agenda conservateur, mondain ou biaisé, diffusent, souvent aveuglément, les informations de leurs sources au Saint Siège (Matteo Matzuzzi dans Il Folio, Sandro Magister de l’Espresso, Edward Pentin du National Catholic Register, Damian Thompson du Catholic Herald, Mathias Rub de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Antoine-Marie Izoard de Famille Chrétienne ou encore l’ultra-mondaine Caroline Pegozzi de Paris Match pour n’en citer que quelques uns). En soi, il n’y a rien de critiquable dans le fait que des journalistes soient désignés « vaticanistes » par leur rédaction pour couvrir régulièrement le Vatican et, d’ailleurs, il existe également des journalistes « embedded » à la Maison Blanche ou, en France, au Palais de l’Élysée. Ce qui est plus problématique, c’est de privilégier les sources vaticanes sur l’investigation des faits et être au service du Saint-Siège plus qu’au service de ses lecteurs. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de vrai « vaticaniste » en France : personne ne leur accorderait du crédit comme journaliste s’ils étaient à ce point dépendants du Vatican !
Dans le cas de mon livre, et selon l’indiscrétion de plusieurs « insiders », il semble que certains responsables de la communication du Vatican (qui n’avaient pas pu en lire une seule ligne) aient diffusé oralement des « éléments de langage » pour le dénoncer, avant même sa publication. Il s’agissait d’insister sur le fait que l’ouvrage était basé sur des « insinuations » et autres « innuendo », que je n’avais « pas de preuves », et qu’il contribuait « à la confusion entre homosexualité et abus sexuel ». Ce serait un « ramassis de gossip » et un « salacious work ». (Ces éléments de langage ont été initialement distillés sous le plume du vaticaniste Matteo Matzuzzi dans un article grotesque d’Il Folio, une étrange recension qui ne correspond en rien à ce qui figure dans mon livre et qu’il n’avait pas pu lire au demeurant, puisqu’il était encore sous embargo).
Le Vatican a longtemps su développer une communication mensongère. Aussitôt que des enquêtes paraissaient, ses services de communication réagissaient violemment par des démentis aussi absurdes que rigolos. On ne compte plus les « mensonges d’État » du Saint-Siège relatifs à des faits qui ont été par la suite confirmés – le porte-parole de Jean-Paul II, Joaquín Navarro-Valls, lui-même homophile, est resté célèbre pour son art du mensonge érigé en système.
Aujourd’hui, les communicants du pape sont plus subtils. Un ancien journalistes de La Stampa, Andrea Tornielli, que j’ai rencontré longuement à deux occasions – et qui en privé semblait partager la plupart de mes hypothèses – est maintenant en charge des médias de Radio Vatican. Le vaticaniste officiel du pape est devenu le porte-parole officiel du Vatican ! Grâce à lui, ainsi qu’au machiavélien Paolo Ruffini, au gaffeur Dario Viganò, au marionnettiste Andrea Monda (qui dirige l’Osservatore Romano où il a déjà, à peine arrivé, réussi à faire démissionner toutes les femmes journalistes réunies autour de Lucetta Scaraffia) ou encore au versatile Antonio Spadaro, la communication du Saint-Siège est désormais plus habile. Dans leur réaction à mon livre, ils ont été d’autant plus efficaces qu’ils connaissent parfaitement – et même à la perfection, pour deux d’entre eux, pour des raisons évidentes – les réseaux gays du Vatican. Tous « nourrissent » les vaticanistes quotidiennement, les abreuvant des mille et uns secrets de la curie romaine, au point de les rendre dépendant de leurs informations (je peux en témoigner car j’ai été moi-même régulièrement informé « off the record » par certains de ces communicants). Si un vaticaniste prend trop de libertés avec les « éléments de langage » qu’ils distillent, il pourra se voir privé de sources et, punition suprême, d’invitation de voyage officiel avec le pape ! A court terme, son poste de « vaticaniste » deviendra sans objet, une véritable coquille vide et, coupé de toute information, il perdra inévitablement son poste. Ainsi, les vaticanistes (essentiellement des hommes) sont souvent « tenus en laisse » – la formule est de l’un d’entre eux.
Il n’est pas rare non plus que les vaticanistes soient recrutés au sein des organisations satellitaires de la Conférence épiscopale italienne ou du mouvement catholique italien Communion & Liberation. Ainsi, trois des plus importants vaticanistes italiens sont liés à cette organisation : ils lui doivent leur poste et, pour une part, leurs rendent informellement des comptes.
Peu importe alors que leurs journaux soient de droite ou de gauche, pro-catholiques ou plus laïques : les vaticanistes sont presque toujours dépendants du Vatican.
Ceci explique que si mon livre a fait l’objet de plus d’un millier de recension dans plus d’une cinquantaine de pays, il a été délibérément marginalisé en Italie, sous la pression active des communicants du Vatican. Ainsi de Il Folio, où le livre, je l’ai dit, a été éreinté avant même sa publication dans un article ridicule de Matteo Matzuzzi. Ainsi de La Stampa, où Andrea Tornielli a éventuellement pu convaincre la rédaction, dont il venait juste de partir, de minorer mon enquête. Ainsi d’Espresso : le journal qui s’était engagé à publier les « bonnes feuilles » du livre les a annulé au dernier moment, sous l’influence éventuelle de Sandro Magister, et en prétextant que son contenu avait été éventé (ce qui est faux car ils étaient les seuls à avoir les extraits du livre à publier ). Ainsi de Corriere della Serra dont la longue critique, négociée en exclusivité, a été retardée de plusieurs jours, contrairement à toutes les traditions sur les exclusivités, avant de se voir réduite des deux tiers et de finir dans la deuxième moitié du journal sans aucune visibilité ! Ainsi de La Repubblica où la principale critique du livre, pourtant exclusive, a été supprimée du journal « papier » et a fini, minusculisée, sur le web. Pour affirmer cela, je me fonde sur cinq sources internes à ces différents médias. A chaque fois, les vaticanistes ont été à la manœuvre et les responsables éditoriaux de ces journaux ont obtempéré sous leurs pressions manifestes. Tous ont mis ce livre à l’index – comme aux beaux jours de l’Inquisition !
Au fond, il y a deux types de journalistes qui n’ont pas compris mon livre : ceux qui sont complètement étrangers au monde gay et apparaissent donc désemparés ou incrédules face à la réalité que je décris ; ceux qui, comme les vaticanistes, la connaissant trop bien, savent pertinemment la vérité de Sodoma mais préfèrent, pour des raisons diverses, en conserver le secret. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit de choses qu’on a le droit de dire mais pas le devoir d’écrire ! Tous mettrons du temps à comprendre – mais ce temps viendra.
Un cas singulier est ici celui du journaliste gay Frank Bruni du New York Times, lequel est, à sa façon, une sorte de vaticaniste, ayant longtemps vécu à Rome, où il y a conservé des contacts. Prétendant défendre mon livre, M. Bruni m’a téléphoné en urgence, avant sa publication, pour obtenir une copie électronique de mon livre en me promettant de respecter l’embargo mis en place. Peu après cet appel, il a non seulement publié un article en trahissant sa parole mais a commenté mon livre sans avoir matériellement le temps de le lire. Du coup, sa critique n’est basée que sur ses préjugés et ne reflète en rien ce qui figure dans l’ouvrage. En fait, Bruni a été « traité » par les communicants du Vatican (en l’espèce, me dit-on, par le jésuite James Martin avec lequel il a beaucoup échangé sur le sujet). Un autre correspondant romain, un jeune journaliste insuffisamment expérimenté, Chico Harlan a fait preuve du même dilettantisme intéressé.
On retrouve étrangement dans sept articles de vaticanistes le même mot « innuendo » pour qualifier mon livre. Or ce terme a été explicitement choisi comme « élément de langage » par les spin-doctors du Vatican ! Quel manque de professionnalisme et quelle souplesse déontologique de tous ceux qui l’ont repris sans avoir lu mon livre…
Avant d’être des journalistes, les vaticanistes sont donc, pour beaucoup d’entre eux, de simples re-rédacteurs des communiqués du Vatican ou les récitants obéissants des mondanités de la Curie romaine. Bien sûr, des journalistes italiens comme Marco Politi, Emiliano Fittipaldi ou Gianluigi Nuzzi restent indépendants et font un travail significatif dans un souci de vérité – mais ils ont tous les trois été marginalisés des principaux journaux italiens.
Dans certains cas, les vaticanistes officiels publient néanmoins des enquêtes qui mettent en difficultés certains cardinaux ou même le pape François directement. Les affaires Ricca, Boffo, McCarrick, Maradiaga, et le rapport Vigano – toutes enroulées dans des intrigues homosexuelles –, l’attestent. Mais dans chacun de ces scandales, les vaticanistes restent en réalité dépendants de leurs sources : ils ont obéi à un camp de la curie romaine contre un autre, et avaient un agenda politique précis. Sandro Magister, par exemple, est régulièrement informé par l’aile « ratzinguérienne » alors qu’Andrea Tornielli, hier, ou certains journalistes de The Tablet aujourd’hui, le sont par l’aile « pro-François ». Ils sont les deux revers d’une même pièce. Cela explique que des vaticanistes, potentiellement instruits par le cardinal Bertone (c’est-à-dire appartenant au « camp » de Benoît XVI), ait pu dénoncer hier l’homosexualité du journaliste Dino Boffo pour nuire au courant ennemi représenté par les cardinaux Angelo Sodano et Camillo Ruini (suite à plusieurs procès, les journalistes en question ont dû reconnaître leur erreur). Cela explique encore que Sandro Magister ait pu révéler la double-vie de Mgr Ricca, pour nuire au pape François, alors qu’il n’a pas été aussi perspicace sur l’homosexualité active de nombreux cardinaux de Benoît XVI : cet outing de Mgr Ricca était indigne d’un grand journaliste et pour le moins homophobe. A chaque fois, les vaticanistes prennent des libertés mais tout en restant « au service » d’un des courants du Vatican.
L’Institution catholique qui est, intrinsèquement, une organisation du mensonge a besoin de beaucoup de vaticanistes pour servir sa propagande. Le plus drôle, bien sûr, c’est que les journalistes catholiques qui m’attaquent sont parfois eux-mêmes gays ! Les mensonges de Sodoma s’étendent jusqu’aux vaticanistes les plus intrépides…
Dans le cas de mon livre, il y a donc eu une vaste tentative de manipulation orchestrée par les communicants du Vatican par le biais d’éléments de langage – ce qui a fonctionné quelque peu dans les médias italiens et presque nulle part ailleurs à travers le monde. Selon mes informations, il ne semble pas que ces « éléments de langage » aient été distillés à la demande du pape François, ni par son entourage immédiat. Si j’en crois le site catholique américain de référence Crux Magazine et même l’ultra-conservateur Life Site, il semble même que le pape ait lu Sodoma en espagnol, qu’il l’ait aimé et qu’il en ait parlé à un témoin célèbre et avocat des victimes d’abus sexuels. Celui-ci affirme dans un message publié par Crux : « Le pape m’a dit qu’il avait lu ton livre. Il m’a dit que c’était un bon livre. Qu’il connaissait la plupart d’entre eux [les cardinaux homosexuels]. Il m’a dit qu’être gay n’était pas un problème. On a parlé des bons gays [good gays] et de ceux qui étaient malfaisants [evil] à cause de [leur goût] pour le pouvoir » (je cite ici cette source directe qui a longuement rencontré, en tête à tête, le pape François le 19 février 2019 ; la citation authentifiée par l’intéressé n’a pas été démentie).
En France, on imagine peu, sauf dans des tracts et des fanzines ultra-conservateurs, un tel système journalistique si peu professionnel. Mais en Italie, les vaticanistes se soucient peu de la vérité : ils sont au service d’un pape ou d’une cause.
Ce petit système d’amitiés particulières, de mauvaises fréquentations et de renvois d’ascenseur est cependant aujourd’hui complètement discrédité. La raison en est double : d’abord ce petit jeu a permis le « cover-up » de dizaines de milliers de crimes pédophiles et tout le monde sait que les « vaticanistes » ont une responsabilité majeure dans ces scandales. Il n’est guère difficile de comprendre le silence durable de la presse italienne sur les abus sexuels de l’Eglise – ils font rarement la « une » des journaux alors qu’ils la font dans le reste du monde. Les silences des vaticanistes italiens sur ces sujets sont déjà bien documentés. Ils feront l’objet de jugements sévères des historiens et leur discrédit durable, qui sera raconté un jour, même en Italie, est inévitable.
Ensuite, ce système des vaticanistes s’est grippé, devenant totalement dysfonctionnel, depuis qu’il existe deux papes. Le petit monde des vaticanistes est désormais divisé entre les « pro-François » et les « pro-Ratzinger » et nous assistons depuis six ans à une véritable guerre civile entre ces saints chroniqueurs. Au malaise structurel de cette petite confrérie de coreligionnaires s’ajoute maintenant la violence de leur bataille interne. (Un célèbre intellectuel italien, proche des idées du pape François, m’a dit : « Ton livre a mis fin à la carrière de nombreux vaticanistes, comme celle de Sandro Magister, dont tout le système reposait sur le déni de cette réalité ».)
A travers le fonctionnement aberrant des vaticanistes et leur absence d’esprit critique, on a une bonne illustration de ce qu’est un système de mensonge collectif et de « cover-up ». Ce système d’influence et de contrôle partage certains aspects avec les techniques de persuasion sur la presse au temps du communisme ou des pratiques de lobbying des grandes multinationales du tabac, des soft-drinks ou des laboratoires pharmaceutiques lorsqu’elles « influencent » les journalistes au mépris de la vérité.
Avec leur déontologie à géométrie variable, ces journalistes spécialisés sont don une entrave à la recherche de la vérité sur l’Eglise et expliquent le silence assourdissant sur les abus sexuels qui persiste en Italie. Ils sont l’un des problèmes centraux du journalisme en Italie, où la liberté de la presse est généralement grande – sauf sur le Vatican !
Pour toutes les raisons rappelées dans cet article, Sodoma ne pouvait être que l’œuvre d’un écrivain et journaliste qui ne soit ni italien, ni vaticaniste, et qui ait avant tout le souci des « vérités de faits ». Voilà pourquoi, je suis heureux d’avoir contribué à changer la conversation sur le catholicisme. « Sodoma a changé pour toujours les règles du jeu », écrit le prêtre et théologien James Alison. Désormais, il ne s’agit plus d’essayer de comprendre pourquoi tant de cardinaux sont homophobes ; il s’agit de savoir pourquoi ils sont si nombreux à être homosexuels. Il n’est plus question de dénoncer la présence gay dans l’Eglise ; il s’agit de comprendre pourquoi l’Eglise attire à elle, recrute et promeut essentiellement des homosexuels (Brian Flanagan parle à juste titre de « clerical homosexuality »). Il ne faut plus faire aucune confusion entre homosexualité et abus sexuels ; il faut comprendre au contraire pourquoi la culture du secret sur la sexualité des prêtres est la véritable matrice du système de « cover-up ». Et s’il ne devait y avoir qu’une seule règle à retenir de mon livre, ce serait celle-là (Timothy Radcliffe salue le fait que je l’ai établie définitivement) : plus un cardinal ou un prêtre est homophobe en public plus il a de chance d’être homosexuel en privé.
Voilà pourquoi je crois sincèrement avoir rendu service à l’Église en publiant Sodoma, ce qui sera reconnu, je le crois, à moyen ou à long terme. Un livre dont l’exigence de vérité rejoint, en fin de compte, l’exigence de vérité du pape François.
Frédéric MARTEL
• Cet article constitue la préface de la nouvelle édition de Sodoma en collection de poche (éd. Pocket, 2020). Pour une version en anglais voir ici.
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